Analyse de son œuvre

“[…] La peinture de Gounaro est une peinture entièrement originale, dont on ne trouve nulle part une forme équivalente. Si nous voulions la caractériser de quelque façon, il nous faudrait chercher dans un autre domaine que celui de la peinture un terme apte à exprimer sa spécificité. Il nous semble que le terme de “peinture poétique” conviendrait bien. Car l’ artiste se détourne constamment de l’ univers concret de la perception, et s’ engage dans un monde imaginaire et fabuleux dont on ne trouve l’ équivalent qu’ en poésie”.

 

On peut trouver une analyse stylistique approfondie de l’œuvre de Gounaro dans l’étude de Georges Mourélos, Professeur de Philosophie et bel ami de l’artiste, intitulée Gounaro, écrite à l’origine en français à l’occasion de l’exposition solo de l’artiste en 1957, à l’Institut Français d’Athènes. En voici quelques extraits (1976, Εd. Melissa):

La vision et les symboles

“[…] L’œuvre de Gounaro pivote tout entière autour de quelques figures privilégiées, qui lui servent de centres de gravité idéaux d’où il tire toute la substance de son art.

[…] La connaissance de l’endroit où l’artiste est né, et du milieu où il a passé ses premières années, est un guide précieux pour comprendre le contenu imaginatif de son œuvre.

Gounaro, né à Sozopolis, bourgade située sur les bords de la Mer Noire, […] a été pénétré pendant toute son enfance de la présence de la mer. […]

Le monde de la mer. Il y avait la pêche. Déjà par elle-même elle constituait une opération quasi magique, opération surprenante qui ramenait des profondeurs de l’abîme un trésor mystérieux d’êtres phosphorescents et limpides. Ces poissons aux mille couleurs transparentes, ces crustacés vermeils, dont le contact quotidien livrait à l’enfant les splendeurs sous-marines, formaient un spectacle de choix qui chargeait son imagination de formes aquatiques et des couleurs argentées et ruisselantes.

[…] L’idée du voyage prend bientôt dans l’esprit de l’enfant des proportions surprenantes. Aventure ulysséenne, course dangereuse vers un monde inconnu, nous la retrouvons dans ces rochers adrupts et inquiétants dressés comme des navires fabuleux sur cette mer mystérieuse qui figure dans presque tous les tableaux.

[…] Ce sont les baigneuses des plages. Le peintre nous a raconté lui-même combien ce spectacle le préoccupait alors, et quel rôle important il a joué dans le développement de sa vision poétique. Car ces femmes, vêtues comme les baigneuses d’autrefois de ligne blane, qui, au contact de l’eau, devenait transparent, ouvraient à l’enfant émerveillé l’univers voluptueux de la femme.

[…] L′eau. Il n’est pas fortuit que l’eau tienne une place aussi importante dans l’œuvre de Gounaro. On retrouve cet élément presque dans tous ses tableaux. Là où le sujet même le comporte, marine, bateau, rochers, scène mythologique, l’eau est représentée directement. Mais là où le sujet ne demande pas sa présence, tout le tableau le suggère. Il constitue dans l’ensemble de l’œuvre une espèce de fond transparent sur lequel se découpent les différentes figures, car la peinture de Gounaro est tout entière une peinture de fluidité. […] l’eau par sa seule présence, ajoute une nouvelle dimension à l’œuvre, la dimension d’un univers infini, fait de quiétude et de calme.

[…] Arbres et fleurs. Ces arbres évaporés, hantises des peurs enfantines, nous livrent non seulement les inquiétudes de l’enfant, mais aussi l’angoisse de l’homme. Par leurs membres tordus, par les repliements incessants de leurs branches sur elles-mêmes, par les accouplements quasi humains de leurs troncs ils expriment un conflit intérieur”.

Un autre élément qui démontre le dynamisme et la plastique de son art est le nombre et la variété des fleurs qu’il a peintes au cours des vingt dernières années […]. Les fleurs de Gounaropoulos, même peintes seules, symbolisent l’aventure humaine pleine et entière.

[…] Natures mortes. “Ces natures mortes transparentes, composées le plus souvent de poissons et de crustacés, qui, retirés de leur élément vital, palpitent et se tordent encore comme dans un effort désespéré pour exister, elles sont manifestement les symboles d’une lutte poignante de l’être avec lui-même.

[…] Sujets mythologiques. Mais là où cette lutte se révèle dans toute son ampleur, là où elle revêt une forme palpable, c’est dans les tableaux à contenu mythologique. Déjà le choix des sujets est par lui-même significatif. Prométhée, Orphée, Ulysse, Hercule, le Cyclope, Pasiphaë, sont des mythes où l’on voit toujours aux prises deux principes, un principe d’élévation et un principe d’engouffrement. Moi sublime et moi abyssal, les deux principes expriment l’extrême tension de l’être qui oscille entre les deux pôles opposés de l’existence, la quiétude et l’angoisse”.

Femme au collier, 1932
huile sur panneau dur
82 x 66 cm

Femme au collier, 1932
huile sur panneau dur
82 x 66 cm

Bateaux, 1930-32
huile sur panneau dur
59.5 x 73 cm

Bateaux, 1930-32
huile sur panneau dur
59.5 x 73 cm

Vase aux fleurs, 1965
huile sur toile
82 x 66 cm

Vase aux fleurs, 1965
huile sur toile
82 x 66 cm

Tête de cheval qui boit de l’eau, 1934-35
huile sur panneau dur, 65 x 81 cm
collection privée

Tête de cheval qui boit de l’eau, 1934-35
huile sur panneau dur, 65 x 81 cm
collection privée

Prométhée, 1940
huile sur toile, 65 x 82 cm
collection privée

Prométhée, 1940
huile sur toile, 65 x 82 cm
collection privée

L’espace pictural

“Parmi les problèmes fondamentaux que tout peintre conscient de son art rencontre sur son chemin il y en a un qui est particulièrement important, celui de l’espace pictural. […] Le caractère particulier de l’art de Gounaro l’ appelait vers la constitution d’un espace pictural propre à recevoir les créations poétiques de l’imagination et du rêve. C’est à quoi le peintre a consacré ses efforts pendant de longues années. L’espace de l’imagination et du rêve devrait nécessairement être un espace essentiellement plastique, un espace fluide de corps impondérables où s’évanouiraient les différents plans de perspective. Cet espace présenterait deux caractéristiques essentielles: il contituerait un espace de fusion et un espace de tension.

Un espace découpé sur le monde réel et destiné à représenter les objets de la perception est un espace où les objets se juxtaposent; car c’est un principe fondamental de la physique que deux corps qui coexistent dans l’espace ne peuvent occuper simultanément le même lieu. Mais il n’en est pas de même pour nos états psychologiques. Ceux-ci ne juxtaposent pas mais s’interpénètrent, les différentes créations de notre imagination ayant la possibilité de fusionner, de se fondre les unes dans les autres, de se contenir réciproquement. Espace fluide, où les formes des objets se prolongent les unes dans les autres, où les distances et les limites sannihilent, l’espace de Gounaro est un véritable espace de fusion.

[…] Quant à la seconde caractéristique fondamentale que nous avons signalée, la tension, il est hors de doute que l’espace de Gounaro est un espace élastique, un espace dynamique par excellence. Contrairement à l’espace de la peinture académique, qui donne l’impression d’un espace statique, qui se trouve là une fois pour toutes afin de contenir les objets qui le peuplent, l’espace de Gounaro se présente comme un espace qui se trouve lui-même en mouvement par rapport aux objets qu’il contient.

[…] Les lois de perspective qui semblent gouverner l’espace pictural de Gounaro sont telles que les volumes, qui ressortent cependant fortement, ne prennent leur relief véritable que si on les rapporte non pas à des points de repère situés dans le monde réel de la perception, mais à un système de référence situé quelque part dans l’imaginaire, qui se trouverait partout et nulle part. De cette façon il se crée chez le spectateur cette impression étrange que les objets représentés sur les tableaux, qui gardent tous leurs traits spatiaux, leur relief et leur volume, au lieu d’être situés dans l’espace, appartiennent à un univers aspatial, qui a toutes les caractéristiques d’un univers intérieur”.

La colombe, 1965
huile sur toile
67 x 93 cm

La colombe, 1965
huile sur toile
67 x 93 cm

Vase de fleur et tête de femme, 1973
fusain et crayons de couleur sur panneau dur, vernis
74 x 62 cm

Vase de fleur et tête de femme, 1973
fusain et crayons de couleur sur panneau dur, vernis
74 x 62 cm

La lumière

“[…] Gounaro s’est de bonne heure préoccupé de la répartition de la lumière sur la surface d’une toile. Encore enfant il tombait en admiration devant certaines reproductions de Rembrandt à cause de la lumière savamment distribuée; et, écolier, il se complaisait à dessiner dans ses cahiers de classe des formes lumineuses tournoyant autour d’un foyer incandescent. Dès son arrivée à Paris, aussitôt qu’il commence à se libérer des entraves de la technique académique, c’est vers l’organisation du champ lumineux du tableau qu’il tourne son attention. On peut dire que toute l’originalité et le charme de sa peinture résident dans la manière personnelle qu’il a de distibuer la lumière.

[…] C’est la fusion totale objet-lumière que Gounaro essaye de réaliser dans son œuvre afin de créer un espace pictural complètement indépendant de l’espace réel. Pour y arriver il rompt définitivement avec la technique traditionnelle de la lumière. Au lieu d’éclairer les objets du dehors comme c’etait le cas pour presque tous ses prédécesseurs, il les éclaire du dedans. Sa lumière, venant d’un foyer placé en quelque sorte à l’intérieur de l’objet peint, mais constituant un centre mystérieux dont la position demeure cachée, permet au peintre de présenter ses objets dans un milieu de rêve.

[…] Approfondissant les lois de la propagation de la lumière dans les milieux transparents, Gounaro a compris qu’il pourrait produire lui-même des effets analogues. Si la source lumineuse, au lieu d’être placée comme dans la nature loin de l’objet pour l’éclairer du dehors, était placée a l’intérieur de l’objet, elle donnerait facilement l’illusion que les objets peints étaient des figures existant dans un espace fluide”.

Tête de cheval parmi les rochers, 1973
huile sur toile
123 x 171 cm

Tête de cheval parmi les rochers, 1973
huile sur toile
123 x 171 cm

La couleur

“[…] Gounaro, si conscient des données de son art, savait très bien qu’en se posant un problème de lumière il se posait du même coup un problème de couleur, et que pour arriver à se constituer un espace pictural comme le sien il devrait non seulement inventer une lumière particulière mais aussi une couleur spéciale en parfaite conjonction avec celle-ci.

De longues recherches l’ont conduit à considérer que la fluidité d’un champ pictural, pour donner l’illusion d’un espace intérieur, ne pouvait être rendue que par une couleur dont les tons passeraient imperceptiblement des uns aux autres, sans qu’aucune juxtaposition de masse colorante vienne briser la continuité de l’ensemble.

[…] Ainsi, si les couleurs fondamentales qu’il emploie sont le jaune, le rouge, le rouge foncé et le bleu, il ne les utilise jamais à l’état pur, mais il les obtient par les combinaisons suivantes :

Le jaune avec du jaune de cadmium et de l’ocre jaune;

Le rouge avec du rouge de cadmium et du rouge anglais clair;

Le rouge foncé avec du rouge anglais foncé et de la laque de garance;

Le bleu avec du bleu de cobalt et du bleu d’outre-mer.

De plus, ces mélanges, il ne les emploie jamais en pâte, mais après les avoir dilués dans une forte quantité d’huile de lin, les rendant ainsi parfaitement liquides.

[…] La matière colorante, fluide comme elle est, n’offre aucune résistance à la lumière, et la laisse circuler librement, comme emportée par son mouvement. Elle palpite, s’anime, fusionne avec la lumière, et acquiert une transparence et un haut degré de spiritualité”.

Nature morte, 1934
huile sur panneau dur
61 x 75 cm

Nature morte, 1934
huile sur panneau dur
61 x 75 cm

Le dessin

“[…] Ce qui caractérise avant tout le dessin de Gounaro, c’est la prépondérance exclusive de la courbe. Il n’y a nulle part de ligne droite qui vienne imposer un arrêt au mouvement du crayon ou du pinceau. Le dessin est exécuté d’un seul trait, car la ligne se développe par la vertu de son propre mouvement, comme une mélodie qui ne peut s’arrêter qu’une fois terminé le dessin sonore. Mélodie figurative, qui donne à l’espace pictural qu’elle crée par ses mille circonvolutions cette structure spéciale qui fait de lui un espace de fusion et de tension.

Ce qui est surprenant dans ce dessin, c’est la facilité avec laquelle le peintre arrive à rendre le volume sans aucun autre artifice que le mouvement de la ligne.

[…] Tout se développe avec une aisance, une maîtrise de la main, qui va, sans la moindre hésitation, sans la moindre retouche, jusqu’au bout de l’exécution. La ligne s’élance, trace des formes sans jamais se briser, enveloppe des contours, fait ressortir des figures palpitantes de vitalité, elle ondule, elle chante.

[…] Le mariage du dessin et de la lumière est tellement parfait, grâce à la transparence du dessin, qu’ils forment tous deux un tout indivisible”.

Idylle, c. 1950
crayon et fusain sur papier
50 x 70 cm

Idylle, c. 1950
crayon et fusain sur papier
50 x 70 cm